Quand je pense à mon enfance, je pense à ma mère. À tout ce qu’elle représente de force et de résilience. Je sais que, très petite, elle travaillait pas pour pouvoir s’occuper de mon frère et moi et ça c’était vraiment cool. Je me rappelle que nos lunchs pour l’école étaient incroyables. Comment ma carotte enveloppée dans l’aluminium était bien plus qu’un simple légume: c’était une carotte spatiale. Et puis le meilleur c’était que, même si on habitait en face de l’école, maman nous accompagnait jusqu’à la porte. J’ai quand même de beaux souvenirs de cette époque-là, quand on vivait seulement maman, mon frère et moi. On venait d’arriver à Québec et tout était nouveau: les parcs, le quartier, les ami.e.s. Je ne sais pas combien d’années se sont écoulées avant que maman dusse travailler, avant que le B.S. ne soit plus assez. Je sais que c’était assez longtemps pour que des ami.e.s me demandent : ils font quoi tes parents dans la vie ? Et qu’aucune des réponses qui me venaient en tête semblait assez. Je me rappelle de leur grimace insatisfaite. Et de mon agacement: je n’ai aucun joli titre préformaté pour qualifier la vie de mes parents, moi. Et de toute façon je n’ai pas de parents, je n’ai toujours eu que maman et c’est très bien comme ça, pensais-je. Mais plus tard maman rencontra Éric, qui n’était pas mon papa mais à qui je pensais quand on parlait de “mes parents”. Enfin on déménagea en banlieue, où les maisons sont toutes pareilles et où les parcs sont plus rares. Mais notre petit appartement jaune ne suffisait plus, apparemment. Mais je l’ai tant aimé, moi! Avec la galerie qui donne sur la cour d’école et le dépanneur auquel maman me laisse aller seule. Mais il y a un autre bébé qui arrive et notre appartement avec un peu de moisi dans les murs ne nous convient plus. Il faut aller plus loin de la ville pour que ça coute moins cher, Éric dit, il faut un quartier qui est plus « familial ». Alors arrivée en banlieue, maman se trouve un travail. Pour payer mon école, qu’elle me dit. Elle travaille dans un magasin de grande surface. Quand elle arrive de travailler, elle prépare le souper, puis les lunchs, puis fait la vaisselle. Quand on lui demande d’aller au parc, ou de venir voir notre partie de soccer c’est toujours un combat. Elle est toujours trop fatiguée. Avec mes frères, on comprend pas trop. Maman part travailler quand on part à l’école, puis revient après qu’on soit revenus. Quand elle est là elle y est à moitié. Je n’ai plus de carotte spatiale dans mes lunchs et on ne fait plus de balades à vélo. Je suis au secondaire. Toujours cette question qui surgit, périodiquement: et toi tes parents ils font quoi? Mes ami.e.s comprennent pas vraiment quand je leur explique que la job de ma mère c’est pas une « carrière ». Personne dirait qu’il rêve d’être conseiller chez Sears, quand il sera grand. Maman a maintenant une job mais toujours pas de titre de poste séduisant. Alors en vieillissant j’apprends à avoir honte, à mentir. Puis arrive l’âge qu’il faut que je travaille, moi aussi. Je me trouve une job dans un centre d’achat, le même que maman, au même salaire. La vie se dessine d’un drôle de trait, toujours plus incertain et maladroit. Plus je vais chez des ami.e.s, plus j’ai honte de les inviter chez moi. Je comprends qu’on est pauvres. C’est dur à saisir parce que maman répète souvent qu’on est « dans la classe moyenne ». Elle insiste beaucoup sur la maison qu’on réussira, bientôt, à s’acheter. Mais ça c’est avant que je la trouve, assise sur la sécheuse, en pleurs. Je ne pensais pas que ça lui arrivait des fois. Puis le poids du monde entier me tombe dessus. C’est quoi qu’elle fait, maman, dans la vie? Quelle est la place pour trouver les choses qu’on aime quand tout le quotidien est consacré à survivre? Si au moins c’est l’impression qu’on avait. En allant vendre des cossins à je-ne-sais-qui pour une compagnie basée jene-sais-où, qu’est-ce qu’on fait, vraiment? On « survit »? Ce mode d’existence s’avère si peu connecté au réel, que le qualifier de « survie » serait ou bien naïf ou bien hypocrite. Ça doit être ça qui fait pleurer maman. Parce qu’elle doit s’oublier pour nous faire bouffer pour que plus tard on puisse s’oublier pour être capables de bouffer. Cette façon de vivre puise dans l’anéantissement de nos temps libres, pour que ces rares-ci deviennent une course contre la montre pour tenter d’exister, un peu, de voir le soleil et d’aimer. Je pense que ce jour-là maman pleurait devant l’immensité de la tumeur du monde. Tout est à refaire et elle savait qu’elle n’y pouvait rien, toute seule.