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Le rendez-vous du 16 mars circulait depuis plus d’un mois. À la fin du grand débat national annoncé pour calmer le jeu, les gilets jaunes de partout allaient converger à Paris pour renouer avec la tactique qui avait forcé le gouvernement à faire des semblants de concessions au début du mois de décembre : ravager les beaux quartiers, montrer que les forces de police sont incapables de faire face au niveau d’organisation tactique du mouvement, prouver que la bourgeoisie n’est pas en sûreté, même dans ses retranchements. Cette date là, deux autres grandes mobilisations avaient lieu dans la ville, un défilé pour le climat et la marche des solidarités contre les violences racistes et d’État. Nous avons vu suffisamment de gens en revenir déçus vers les Champs, où ils ont senti qu’un événement prenait vraiment place, pour n’avoir aucune envie de les commenter. Disons simplement qu’elles serviront de repoussoir au gouvernement pour délégitimer les modes d’action des Gilets jaunes qui ont pris au sérieux la notion d’Ultimatum. Déclaration du Premier ministre sur le renforcement des interdictions de manifester : « Samedi, 145 000 personnes ont manifesté pacifiquement pour le climat. Lorsqu’une manifestation sera déclarée et pacifique, rien ne changera ».

Les images ont déjà circulé : magasins, restaurants et voitures de luxe, banques, kiosques à journaux cassés, pillés, incendiés, rues dépavées, feux d’artifices et protections improvisées contre pluie de lacrymos, canons à eau.  Pour saisir l’ambiance, il faut s’imaginer entouré.e d’une foule de plusieurs milliers qui scande « Révolution, Révolution, Révolution », en repoussant la police pour sortir du dispositif et inonder les rues de la ville. Il n’est pas question ici d’un moment de basculement, de l’atteinte d’une « fin » révolutionnaire, mais plutôt de la prise de conscience collective de l’horizon partagé, de la puissance des moyens que nous sommes désormais capables de mettre en œuvre. En sondage, la révolution est plus populaire que Macron. Mais ce qui importe vraiment, c’est que de plus en plus savent agir dans des situations insurrectionnelles. Nous pouvons d’ores et déjà apprécier les résultats. Et si toute émeute ne marque pas le début d’une révolution, les révolutions reconnaissent leurs émeutes préfiguratives, même des décennies plus tard. Nous pouvons parier que celle-ci restera dans les imaginaires, qu’elle sera prise comme exemple d’audace et d’ingéniosité.

Plus question d’ailleurs de se demander si les gilets jaunes sont anticapitalistes, ou d’ultra-droite, ou petit-bourgeois. Pour plusieurs, ils ont ignoré le moment de l’identité politique (ils appellent cela apolitisme, nous dirions qu’ils détestent le réflexe militant) et ont attaqué le capital parce qu’ils le reconnaissent comme ennemi. Les gilets jaunes ne croient d’ailleurs plus à la figure du black bloc parce qu’ils ont compris de quelle nécessité cette tactique émerge et toute son efficacité. Ils apprennent à haïr la police, et donc à la connaître vraiment. Poésie du gilet jaune sur K-way noir.

Depuis le début du mouvement, les préoccupations politiques se sont déplacées sur un autre plan. Qu’aucune revendication n’ait été identifiable pendant les 9 heures d’émeute de samedi en témoigne. Pour une grande de partie des gilets jaunes, il n’est plus question d’instaurer des mesures de justice fiscale comme certaines figures médiatiques le prétendent. Taggé sur un magasin de luxe pillé : « On prend l’ISF [impôt sur les fortunes] à la source ». À partir d’un certain niveau d’organisation, plus besoin de la médiation de l’État, et les mesures interventionnistes apparaissent pour ce qu’elles sont : des dispositifs de pacification. On parle beaucoup de tout ce qui a été perdu sur les Champs. Question de point de vue. Nous imaginons facilement quantité de loyers payés, de cadeaux offerts, de dépenses festives et de trophées de guerre. Les objets sortent de l’économie  et retrouvent un peu de leurs significations perdues.

Quelques jours plus tard, l’avenir du mouvement semble incertain : si les actes féroces du 1er et du 8 décembre à Paris ont donné lieu à des poussés insurrectionnelles dans plusieurs villes de France, l’appel du 16 mars coïncidait avec la déclaration de quelques grandes gueules qu’elles arrêteront les manifestation du samedi pour se concentrer sur d’autres formes de lutte. Les différentes mesures de durcissement de la répression laissent entrevoir deux avenues radicales, aussi désastreuse l’une que l’autre : l’intensification du conflit dans une logique de militarisation et l’écrasement du mouvement. Mais, ici et là, on parle de défier en masse les interdictions de manifester, de reprendre les blocages économiques, d’ouvrir des maisons du peuple pour se donner des lieux d’organisation politique pérenne. Se rendre ingouvernables, destituer l’économie, parvenir à l’autonomie politique. Les hypothèses et les mots d’ordre formulés depuis longtemps par nos camarades résonnent ici largement et sous des formes inattendues.

C’est à l’échelle des centaines de milliers que nous discutons en France, nuit et jour, sur les rond-points, dans les cafés, dans nos salons, de faire tomber le gouvernement. Simplement pour se donner des vies plus dignes et plus heureuses. Partout ça conspire. Et même si le mouvement finira inévitablement par s’essouffler, personne ne pourra défaire les relations qui sont nées de 4 mois de mise en jeu collective : des amitiés, des mariages, des familles sur les ronds-points, des alliances, des regards complices sous les cagoules. Le partage de ressources, savoir-faires, d’expériences riches et de formes de pensée, parfois sous la forme du conflit. Le partage d’un repas, d’une clope ou de maalox en manif. Des partages entre des mondes qui étaient jusque là complètement étrangers, qui se regardaient de loin, souvent avec mépris. Et comme un ami le dit si souvent, le politique c’est d’abord la question du partage. Partage dans les perceptions, à la fois au sens de ce qui est mis en commun, et de ce qui nous sépare de l’autre camp. Notre camp ne m’avait jamais semblé aussi vaste.